une fiction de Stella Magliani-Belkacem
J’ai 14 ans. J’habite Babel depuis 8 ans. Je suis l’aînée de 7 frères et sœurs. Nous habitons les courées. Entassés comme tous les autres.
Les enfants d’arrivants rejettent leur culture initiale parce qu’ils sont confrontés à un autre milieu qui est beaucoup plus séduisant. L’apprentissage, ou le réapprentissage de la langue initiale à ces enfants leur permet de mieux saisir leur personnalité, de mieux saisir leur patrimoine culturel et de se présenter à la société babelienne comme des enfants équilibrés qui ont eux aussi, à leur tour, quelque chose à apporter.
Seulement 15% des enfants d’arrivants connaissent ou apprennent leur langue initiale. Dans plusieurs quartiers de l’agglomération, des groupes de bénévoles, composés d’arrivants évolués, ont mis en place des animations linguistiques.
Que préfères-tu ? Le babelien ou ta langue initiale ?
Beaucoup d’enfants d’arrivants demeurent encore écartés de ce type d’animations faute de moyens financiers et pédagogiques, mais aussi de locaux et de compréhension. Babel ne prend peut-être pas suffisamment en compte les spécificités linguistiques et culturelles de tous ces enfants.
Intéressons-nous aux enfants d’arrivants en milieu scolaire. Ces enfants, dont le babelien n’est pas la langue initiale, y compris ceux nés à Babel, doivent concilier deux choses très difficiles. D’une part la scolarisation babelienne, et d’autre part leur culture initiale.
Quand on parle de l’enseignement dispensé à ces enfants, le vrai problème qui se pose très rapidement c’est la connaissance du babelien. Et pour beaucoup c’est une réelle difficulté dans la mesure où ils ne peuvent bénéficier du soutien familial.
Pourtant aujourd’hui les enfants d’arrivants sont scolarisés comme les Babeliens dès la maternelle. Simplement, dès que se pose le problème de l’apprentissage du babelien, on essaie d’envoyer les petits arrivants dans des classes d’initiation. Mais le nombre de ces classes est nettement inférieur au besoin réel et le problème reste posé pour la majorité d’entre eux.
Le 3 novembre monsieur le commissaire il est venu ici, il a ramené une lettre et il a dit voilà lendemain matin vendredi ils prendront les enfants mineurs pour les mettre au centre fermé et moi et mon mari et les enfants majeurs dehors ! J’ai pas confiance. Jusqu’à aujourd’hui j’ai caché mes enfants pour qu’ils restent avec moi. Je donne pas mes enfants, pas la peine ils pensent avoir mes enfants. L’Office Public ce qu’il m’a répondu c’est à cause problèmes de voisinage. Quand j’étais le voir, le jeudi il reçoit les gens, monsieur l’officier il est sorti là dans la salle d’attente et il a vu tous les papiers et les feuilles sur mes genoux il a dit c’est toi Nita ? J’ai dit oui monsieur l’officier et il a dit je te reçois pas, t’as compris ? C’est ce qu’il m’a répondu, devant les gens. M’a pas fait entrer dans son bureau. Devant les gens, comme ça, il m’a répondu. Alors moi je comprends pas pourquoi ils veulent m’expulser. De quelles raisons ?
Monsieur Nita devrait, avant de me demander un rendez-vous, répondre aux convocations du président de l’Office Public. Pour ma part, je n’ai pas de conflit direct avec monsieur Nita. Il travaille, il est constructeur pour la commune, je n’ai rien à lui reprocher en ce qui concerne son travail. Mais qu’il réponde préalablement aux convocations de l’Office Public et qu’il vienne débattre du conflit qui l’oppose à l’Office ! Il y a, ceci étant, des plaintes de centaines de personnes qui ne peuvent pas vivre comme ça non plus. La famille Nita, avec ses onze enfants, est une famille, parmi quelques autres, responsable des dégradations. On cherche à faire en sorte que ces gens là arrêtent sans pour autant qu’on les expulse. C’est ce qu’on cherche et c’est ce dont la famille Nita n’a pas voulu.
Depuis quelques jours, et jusqu’à dimanche, a lieu la semaine du Dialogue, organisée par le secrétariat d’Etat aux constructeurs arrivants. Une semaine qui nous invite à une réflexion, fraternelle autant que possible, sur les arrivants, mais qui est, cependant, diversement accueillie par leurs organisations même, voire par les syndicats de constructeurs. Certains disent, en effet, qu’une semaine par an pour dialoguer sur les arrivants, c’est trop peu à côté de 51 semaines de pression. Quoiqu’il en soit une véritable politique de l’arrivée passe par l’accueil, l’information, le logement, la répression accrue du trafic de main-d’œuvre, l’alphabétisation, la scolarisation, la pré-formation systématique, et surtout le respect de la dignité. On a demandé officiellement aux policiers de ne plus tutoyer les arrivants. Les syndicats policiers sont d’accord. Mais bien souvent, trop souvent, les arrivants rencontrent surtout l’indifférence, les brimades, les tracasseries administratives, voire les expulsions. Chaque mois, 3000 à 4000 arrivants sont reconduits dans leur pays initial. Et on se demande ce qu’il va se passer pour les 300 000 d’entre eux qui vont voir leurs cartes de travailleurs-constructeurs expirer cette année. Il y a actuellement sur Babel 4 000 000 d’arrivants, près de 8% de la population totale de la Cité. Sur 4 000 000, 1 800 000 sont des constructeurs actifs.
En trente ans, ils ont construit 7000 km de Tour, une pierre taillée sur quatre sort de leur main, une machine sur sept est fabriquée par eux : les constructeurs arrivants. Peut-on aujourd’hui s’en priver ? Pour cela, il faudrait que la revalorisation du travail manuel soit plus rapide. Un grand nombre de babeliens refusent encore les travaux effectués d’ordinaire par les arrivants. Cependant une récente enquête de l’office des arrivants prouve que sur trois postes de constructeur vacants, un poste est pris par une babelien. A l’époque de la Grande Arrivée, les arrivants étaient alors les bienvenus, acceptant les postes de constructeurs dont les babeliens ne voulaient pas. Aujourd’hui, la Tour étant sur le point d’être achevée, on regarde les constructeurs arrivants d’un œil différent, on parle d’eux en quotas, en taux de pourcentage, en seuil de tolérance. Lorsqu’ils sont arrivés, il y a 30 ans, rien n’était préparé pour les accueillir, alors sont nées les cités de réception, résorbées 20 ans plus tard. Les ouvriers se sont logés près de leur lieu de travail, et tout naturellement dans le centre de la Cité, The Tower Quarter, faisant le bonheur des loueurs de couchage, arrivants évolués ou Babeliens. Bien que passibles d’emprisonnement ou d’amendes, ceux-ci continuent d’exercer leur triste commerce. Scandaleusement les loueurs de couchage louent à plusieurs la même cabine. Par une extraordinaire rotation les constructeurs arrivants occupent la cabine à tour de rôle, par tranches de 8 heures, pendant que les autres occupants sont sur le Chantier.
En tant que Babelien je me sens moi aussi rejeté par les arrivants. Quelquefois la violence vient de leur part et pas de la nôtre. Très souvent. Ils font comme un complexe du fait qu’ils sont pas babeliens. Ou bien ils se disent et bien ma foi on nous regarde un petit peu comme des renégats, c’est pas vrai mais bon. Dans le fond je pense que c’est pas moi qui est violent. Je recherche pas leur fréquentation, voyez. Par contre s’ils me sont sympathiques, s’ils sont gentils, je suis gentil avec eux. C’est tout.
Des rondes de contrôles de police s’organisent jour et nuit. Malgré ces contrôles, depuis plusieurs années, 200 000 à 400 000 constructeurs non régulés se seraient infiltrés, vivraient illégalement dans la Cité. La frontière est aujourd’hui bouclée. Mais que faire de ceux nés chez nous, et qui souvent ne parlent même pas leur langue initiale ? Ils ont perdu toute identité et ne seront jamais Babeliens. Ces jeunes refusent la situation de leurs parents et réagissent peut-être avec un peu plus d’agressivité. La plupart refusent le Retour.
Moi quand je rentre de mon travail, je fais mes courses, je rentre chez moi et j’en ressors plus. Déjà mon fils qui a neuf ans qui veut jouer dehors, je l’interdis de jouer dehors.
Moi je suis bien, je quitterais pas le quartier. Faut faire avec. Y en a beaucoup ils ont peur. Vu les jeunes qui traînent en bas.
Les gens ils nous voient. Un groupe de cinq ou six, pour eux on est violents. Ils se rendent pas compte. Y a pas de violence. C’est eux la violence. C’est eux et leurs chiens. Ils sont mal dans leur peau, c’est tout.
Le calme est revenu sur Babel après 48 h d’émeutes mais c’est le calme sur une Cité défigurée. Des magasins ont été détruits, des voitures incendiées et la Tour assiégée. Des pompiers, des policiers, des journalistes et des riverains ont été blessés. Ce matin la ville s’est réveillée sous le choc, comme anesthésiée par une telle flambée de violence. La Cité est toujours sous haute surveillance.
Tension cet après-midi autour et dans le centre de la ville. Les forces de l’Ordre ont patrouillé en rangs serrés autour de la Tour. On comptabilise plus d’une centaine d’arrestations juste pour cette nuit. Des manifestations continuent malgré tout de germer, autour de l’Office des arrivants ou encore autour des bâtiments de l’Office Public. Même si la situation reste, ce soir, confuse, le calme semble être revenu depuis ce matin. Autour de la Tour saccagée, la peur, le découragement, l’amertume ou l’exaspération jaillissent des cœurs et des regards.
Franchement j’ai peur. J’ai des enfants, je voudrais pas que ça recommence. J’ai jamais vu ça de ma vie.
Tout est calme. A peine quelques patrouilles de police. On est loin des émeutes qui ont enflammées la Cité il y a quelques semaines. Sur la Tour, une banderole flotte : plus jamais ça. Qui paiera pour les dégâts ?
Un désastre comme ça c’est écoeurant. Tous les matins on vient travailler ici et regardez ça. C’est malheureux de voir ça quand même. S’attaquer à la Tour comme ça, je sais même pas pourquoi d’ailleurs.
Et puis ce drame qui s’est déroulé dans l’indifférence générale. Un père de famille sans histoire a été littéralement lynché par une bande de jeunes arrivants. Battu à coups de pieds et de poings, il est mort peu après son arrivée à l’hôpital. La victime, un Babelien, travaillait dans une entreprise spécialisée dans le mobilier urbain et fournissait les quartiers de transition en réverbères.
L’humanité entière sous le choc après l’acte tyranniste le plus grave jamais commis dans le monde. Impossible de donner un bilan pour le moment, on parle d’un nombre effarant de morts.
On a d’abord pensé à un accident.
Vous l’avez bien compris, la Tour n’est plus.
La Cité a vécu un véritable cauchemar.
La Tour n’est plus.
Le scénario est incroyable, digne d’un film de guerre.
L’explosion est terrible.
Des scènes de détresse terrifiantes.
Des personnes prisonnières des gravats.
Dans la rue, les scènes de panique se succèdent.
Les gens sont choqués.
C’était comme un tremblement de terre. Toute la Tour a été secouée, toute la Tour s’est mise à trembler.
On parle d’un nombre terrifiant de morts.
D’heure en heure le bilan ne cesse de s’alourdir.
C’est tout simplement inimaginable.
Babel a littéralement changé de physionomie.
La Tour de Babel n’existe plus.
La Tour s’est effondrée.
Des passants recouverts de poussière fuient la zone, incrédules.
De la Tour de Babel il ne reste que des gravats.
Les témoins parlent de scènes apocalyptiques.
Les sauveteurs affluent de toute la ville, risquant leur vie dans les décombres de la Tour.
En s’écroulant, la Tour a projeté des tonnes de débris sur toute la Cité.
Un épais nuage de poussière grise s’est répandu sur Babel semant une panique sans précédant.
Le centre de Babel a été évacué.
A travers Babel, c’est l’humanité elle-même qui a été attaquée ce matin par des lâches sans visages. L’humanité sera défendue. Je veux assurer au peuple babelien que les Autorités mobilisent toutes leurs ressources afin de sauver des vies et de venir en aide aux victimes de ces attaques. Ne vous y trompez pas, les babeliens traqueront sans répit et puniront les responsables de ces lâches actions.